Le citoyen et la Bretagne

photojeanollivroNous sommes-nous trompés de sujet ? En envisageant l’analyse et une mise en perspective du couple « citoyen – Bretagne », nous n’avons peut-être pas suffisamment réfléchi au formidable poids des mots, à leur inertie sémiologique et représentationnelle. Hérité de la Révolution, le mot « citoyen » est en effet loin d’être neutre, tout particulièrement en France où l’on a considéré « le citoyen et l’Etat comme l’avers et le revers d’une même pièce ». Or, la création de cette « union charnelle » était souhaitée pour détruire tout échelon intermédiaire, notamment les « provinces » et leurs identités. Comme la France est un « agrégat anthropologique déconcentré » (Mirabeau), l’affirmation de ce binôme porte en réalité une voûte politique. Dans ce territoire composite basé au barycentre de l’Europe, la conception est omniprésente. Elle explique que la France soit le seul réel pays européen dans lequel l’Etat a précédé la Nation.

Dans ce contexte, le mot citoyen est alourdi ici d’une charge particulière. En représentant originellement la « Cité » et plus largement la démocratie, le terme est d’un côté fabuleux et porteur de sens, de prospective, d’engagement, d’un allant mariant l’affichage de la personne au souci du collectif. Toutefois, il est aussi plombé en France par cette conception bicéphale destinée à contrer la pluralité des territoires, alors que cette dernière est la clé d’un développement enrichi, d’une certaine façon « fédérée » voire fédérale.

Alors, citoyen ou non ? Le recul pris lors des débats à conduit à se défier d’une conception citoyenne « à la française » car elle exprime le culte de l’Etat et le rejet des échelons de vie intermédiaire. Du coup, certains évoquent la possibilité d’une citoyenneté régionale. Mais ce nouveau paradigme ne conduit-il pas à recréer en interne ce que précisément nous dénonçons ? S’affirmer « citoyen Breton » peut être un glissement sémantique transformant « Français » en « Breton », portant par là-même le rejet identique de l’altérité. Du coup, est-ce le terme qu’il faut changer ? Faut-il lui préférer le terme d’individu voir de personne ?

La proposition est séduisante mais elle peut conduire aussi à « l’individualisme » et pour tous dire à la faible prise en compte des intérêts communs. D’un côté, le terme de citoyen est trop connoté. Mais de l’autre, celui de personne est très personnel et celui d’individu trop indivis. Ils omettent tous deux la nécessité d’une approche collective au moment précis ou les difficultés économiques invitent à se serrer les coudes et renforcer les dynamiques partagées.

Partant, une solution serait de réfléchir « aux » citoyennetés présentes en Bretagne. L’approche semble séduisante en raison de la pluralité des sentiments d’appartenance mentionnés dans les différentes enquêtes1. Il existe par exemple un certain civisme breton

marqué par les différentes participations aux scrutins européennes, nationaux, régionaux ou locaux. L’optique conduirait à analyser de manière descendante les différents concepts de citoyenneté (par exemple la citoyenneté européenne instituée par le traité de Maastricht en 1992 et complétée par le traité d’Amsterdam en 1997 ou celui de Lisbonne). Dans ce contexte, la problématique serait alors d’analyser la façon dont le Breton « entre dans les cases » de la citoyenneté ou plus exactement « des » citoyennetés nationale et européenne. Il s’agirait d’une vision descendante et imparfaite étant donné que la citoyenneté régionale ou bretonne n’a pour lors été définie par personne. On se retrouverait donc doublement coincé, d’un côté par l’absence de définition d’une citoyenneté bretonne, de l’autre par la nécessité d’intégrer des concepts de citoyennetés qui restent très lacunaires, critiquables2 et presque partout nourris en Europe d’une veine nationaliste (rappelons qu’aujourd’hui la citoyenneté européenne reste une identité de superposition et « qu’elle ne se substitue en aucun cas » aux identités nationales).

Partant, la seule solution nous semble d’utiliser d’autres mots et d’instruire des concepts écrits en correspondance avec ce que nous sommes. Dans leur immense majorité, les Bretons ne sont pas du tout nationalistes3. Que cela plaise ou non, on est donc statistiquement bien loin des conceptions à la catalane (50 % sont pour l’indépendance) ou écossaise (30 %). Mais cela n’empêche pas que l’attachement à la Bretagne soit le plus fort (88%) tout en s’associant aux autres appartenances (la France à 81 % etc.).

Dans ce contexte, nous proposons pour traiter le sujet de renouer avec un autre concept initié par le géographe breton Maurice Le Lannou en 1941 : celui « d’homme habitant ». L’expression est très riche et nous plait beaucoup pour plusieurs raisons. D’une part, elle correspond à la réalité d’individus habitant dans différents territoires inscrit de leur commune au vaste monde. L’analyse correspond en Bretagne à ce concept d’appartenance aux différentes « coquilles identitaires » isolées par Ronan Le Coadic ou plus récemment par Mona Ozouf. Surtout, l’expression de « l’homme habitant » isole un nom mais aussi un participe présent. L’homme est « un habitant » ayant des périmètres de vie et des espaces géographiques emboîtés (sa commune, son pays, sa région, la France, le monde). Mais il est aussi un acteur et « participe au présent » aux enjeux de la construction territoriale. L’idée « d’homme habitant » peut donc mariés les deux concepts d’individu et de citoyenneté via les modalités variées de son inscription territoriale. La redéfinition des concepts est précieuse car les mots sont des signifiants. Derrière les mots se cachent la nature des projets politiques. Parions en Bretagne sur l’émergence des « hommes habitants ». C’est une avancée. Dans le modèle de prospective proposé par Bretagne Prospective, ce terme remplacera désormais ceux d’individus ou de citoyens qui –est-ce un hasard ?- ont jadis été employés tour à tour car l’on ne parvenait pas à se déterminer. Derrière les termes sont les concepts. Et l’histoire prouve l’importance cruciale d’avoir les mots justes. Dis-moi comment tu t’appelles, je te dirai qui tu es et ce que tu fais. Derrière le fait de se définir comme « citoyen » ou « homme-habitant » se cache une conception différente, comme la crête bien prise d’une vague permettant de surfer vers ailleurs. Aux Bretons, s’ils le souhaitent, de déplacer toujours les idées pour porter les ambitions.

Jean Ollivro

1 Rappelons qu’ici les gens se sentent Bretons (89 %), Français (83 %), Européens (70 %) et la Bretagne est la région qui compte le plus d’associations de solidarités internationales, sans oublier une attache très forte des habitants à leurs « pays » (le Trégor, le Léon…) voire à leurs « Plou ».

Dossier spécial, dossier spatial

* Le citoyen et la Bretagne

Après l’analyse de thématiques concrètes touchant par exemple le thème des « mobilités » ou celui des « enjeux maritimes bretons », les partenaires de Bretagne Prospective ont souhaité que l’on approfondisse un thème propre à notre modèle d’analyse fondé sur la présence non pas de trois mais de six piliers permettant « le développement régional durable ». Ce terme était celui de « citoyen » puisque l’on avait constaté, en construisant la grille d’analyse, des approches différentes préférant à ce terme celui de « personne » ou « d’individu ». L’analyse était donc à approfondir en envisageant plus précisément le rapport qui existe entre le « citoyen » et la Bretagne. De manière surprenante, si le Breton est souvent très civique, l’analyse nous a permis de déplacer ou d’enrichir le modèle initial. Faudra-t-il décrypter avec autant de liberté les 5 autres piliers du modèle isolés autour des concepts de gouvernance, d’économie, de social, d’environnement et de territoires ? Sans doute. Après tout, mûrir ce que signifie un mot –ce qu’il engage- est sans doute un des biais les plus sûrs pour à notre niveau aider à la construction de cette Bretagne belle, prospère, solidaire et ouverte sur le monde.

 

I. Du « citoyen » à l’homme habitant

De manière globale et lorsque l’on croise différentes statistiques, le Breton apparaît dans son ensemble civique et investi dans la vie locale ou collective, ce qui est peut-être la marque de l’homme habitant.

Tout d’abord, l’attache plurielle et sans réelle exclusive aux différents territoires explique que la Bretagne est la région dans lequel le taux d’absentéisme est le plus faible depuis de nombreuses années4. Lors des dernières élections présidentielles, 81 % des Bretons ont voté aux deux tours. « Ce taux, supérieur de 4,4 points à la moyenne métropolitaine (76,7 %), place la Bretagne en tête des régions françaises les plus participatives à cette élection »5.

Ce civisme n’est pas que politique et se retrouve dans une panoplie d’indicateurs. Pour des critères aussi divers que le bénévolat, la participation au tissu associatif, la faiblesse relative des dépenses de sécurité sociale, le don du sans etc., on constate en moyenne que les Bretons occupent les premiers rangs, très souvent la première place en France. Certes, il ne faut pas idéaliser et, pour les restos du cœur, on a par exemple trouvé un indice où l’on était sensiblement en retard (la somme moyenne par donateur est en Bretagne de 263 Euros contre 366 Euros en France). Toutefois, il existe désormais des indices globaux de performance sociale précisément axés sur ces thématiques (l’ISS, l’IDH2, le rapport lien social / performance…). Comme le montre le tableau suivant, la Bretagne est toujours dans le peloton de tête et souvent première alors que la région n’est pas très bien classée pour le critère usuel du fameux « PIB » (10e en France).

Ce faisceau d’indicateurs prouve donc qu’en moyenne, le Breton est dans l’ensemble plus vertueux et inscrit davantage sa vie dans une trajectoire collective. Certes, l’individualisme a progressé dans la société bretonne comme partout. On y constate notamment l’essor de quelques comportements inciviques (hausse des déprédations de l’espace public par exemple).

Toutefois, la région reste statistiquement privilégiée avec des éléments explicatifs qui ne sont pas simples et restent peu élucidés. En réfléchissant à ce sujet en 2005, on avait évoqué plusieurs pistes réflexives.

Un point a priori paradoxal est essentiel pour la compréhension de « l’homme habitant ». Pour nous, les Bretons sont dans l’ensemble des individus avant d’être une communauté. Cet élément est crucial et sans doute issue d’une société paysanne, pas si ancienne, où chacun avait sa terre et devait en vivre. Même si beaucoup vivent désormais en ville, cette réalité s’affiche par de multiples indicateurs (83 % de propriétaires en Bretagne contre 64 % en France, soit 19 points de plus !). Le poids des PME et TPE y est aussi considérable. Souvent, la présence des dynamiques procède ici d’une pluralité d’initiatives individuelles, parfois opérée d’ailleurs dans la pagaille la plus totale. Le Breton est d’abord un individualiste, mais comme le montre le tableau précédent cela ne l’empêche pas d’avoir ce souci du bien commun.

Souvent opposés, les deux éléments sont donc loin d’être antagonistes. Par exemple, le goût et l’entretien de la propriété (importance des villages fleuris etc.) s’associe au respect supérieur de la propriété de l’autre (faiblesse d’ensemble des cambriolages). Alors que la délinquance augmente de manière plus que proportionnelle avec la taille de la ville, la présence d’un maillage de petite ville favorise aussi à tort ou à raison une forme de contrôle social, le souci du « qu’en dira-t-on ». La pluralité territoriale concourt aussi à la densité constatée du tissu associatif, cette dernière étant largement supérieure dans les structures de dimension modeste.

De même, bien que les pratiques aient diminué ou se sont effondrés, l’héritage de la religion et de l’éducation chrétienne est incontestable. Il conduit, globalement, au respect de l’autre (« tu aimeras ton prochain comme toi-même… » (etc.). De même, dans les campagnes, la présence de petites fermes souvent pauvres imposait des épisodes de mutualisation (voir par exemple les multiples cartes postales avec les « scènes de battage »). Cet héritage des pratiques collectives favorise les processus d’entraide, l’abandon de certains services publics incitant d’ailleurs aujourd’hui à « se serrer les coudes ». Soulignons que ces mécanismes –et d’autres- agissent de façon systémique. La pluralité territoriale a suscité et suscite un pullulement d’événements religieux (pardons), commémoratifs, festifs, sportifs… Ces manifestations sont le plus souvent de dimension modeste et favorise le lien intergénérationnel. L’identité culturelle bretonne et l’attachement à son « plou » crée aussi une forme de ciment qui favorise le « vivre-ensemble », même si l’unité préférentielle reste la famille, parfois élargi au clan.

Ce sont sans doute ces mécanismes complexes qui expliquent un « ancrage civique » supérieur –ce qui est la caractéristique de l’homme habitant- Ils sont supérieurs dans la région même si tout est loin d’être parfait.

II. Citoyenneté (homme habitant) et gouvernance

Cette spécificité du lien individu / communauté explique ici la complexité et la difficulté des opérations de gouvernance.

Certes, on l’a dit, les Bretons sont dans l’ensemble civiques et plutôt légitimistes, la majorité de l’opinion étant aujourd’hui au centre gauche de l’échiquier politique. Si des nuances concernent par exemple la ceinture rouge « contestataire » qui court du Goëlo à la Cornouaille, ce sont plutôt des électeurs ayant un vote « modéré » et rejetant les partis extrêmes. Egalement lisible dans la presse, l’héritage du courant démocrate-chrétien est ici très fort ce qui explique l’importance classique du vote centriste11. Comme l’analyse le politologue Romain Pasquier, une spécificité bretonne est aussi d’avoir de nombreux votes en décalage avec la France. La Bretagne était plus à droite quand la France élisait en 1981 François Mitterrand à gauche. Elle est désormais beaucoup plus à gauche (surtout au regard des départements limitrophes) et lors de la dernière élection présidentielle, François Hollande y a été davantage plébiscité (56,16 % des votes au second tour contre 51,6 % en France).

L’élection n’est toutefois pas ici un adoubement définitif, une forme de blanc-seing laissant les coudées franches aux élus jusqu’aux mandats

suivants. En Bretagne, la modération politique n’est pas synonyme de désintérêt ou de neutralité. Bien au contraire. Dans le quotidien, la vitalité du tissu associatif et plus largement de la société civile conduit à des débats permanents, une forme d’exigence pour créer un consensus qui, s’il n’est pas atteint, donne alors lieu à des conflits acérés.

Dans le premier cas, il existe ici une culture de la négociation et une capacité ponctuelle des Bretons à avancer ensemble. Ainsi, loin d’une opposition systématique, il n’est pas rare de voir des motions du Conseil régional voté à l’unanimité. De grands projets sont aussi soutenus à l’unisson. Parallèlement, on constate que le mouvement des communautés de communes ou des pays est en Bretagne nettement plus fort. La réalité des pays est d’ailleurs intéressante puisqu’à côté des élus est présent un « conseil de développement » qui unit les forces de la société civile. Si cette structure est malgré sa faible reconnaissance institutionnelle si présente en Bretagne, c’est certes car elle correspond à un héritage historique, mais aussi car le pays est une structure relativement « neutre » permettant de débattre. A noter aussi le succès populaire de certains débats (le Forum Libé à Rennes) et la participation étonnante des citoyens aux opérations de démocratie participative (Côtes d’Armor 2mille20). La recherche du consensus confine donc ici à l’obsession avec en contrepartie des conflits très violents si l’objectif n’est pas atteint.

En effet, la Bretagne est aussi la terre des luttes « politiques » les plus exacerbées. Les épisodes de Plogoff, Erdeven (le peuple des dunes), Carnac (contre le « menhirland »), le Carnet, Notre-Dame-des-Landes, Le Pellerin… rappellent comment toute décision trop descendante est associée ici à la présence d’un parachutage inacceptable. Comme le montre les thèses d’Arnaud Lecourt ou de Gilles Simon,  les conflits sont ici plus violents avec des individus éduqués12, soucieux du respect des procédures, attachés à leur territoire et qui ne se laissent pas faire.

« L’homme habitant » breton est donc loin d’être moutonnier ou de se laisser mener par le bout du nez. Selon plusieurs auteurs (Emile Masson, Emile Souvestre, René Pleven…) il existe ici un fond libertaire, quelque peu anarchiste et malgré la modération d’ensemble, cette réalité explique que l’exercice du pouvoir est ici loin d’être une sinécure. « Les Bretons, impossibles à mettre en rang » disait un écrivain. C’est en fait plus complexe. Très attachés à « leurs » identités (le pluriel est important), ils souhaitent en fait rentrer dans le rang mais sous conditions (encore une fois le pluriel). Et ces conditions sont ici des exigences.

Tout cela explique qu’une gouvernance politique, si elle se veut pérenne, doit ici être en cheville avec « l’homme habitant ». La décision partagée exige du temps, de la négociation, des débats. Elle invite à la recherche d’un compromis difficile évitant toute forme de parachutage, sinon « c’est la guerre ». Morvan Lebesque disait que la France était le pays des chefs quand on dit en Breton : « bezañ penn ra vo pont » (être chef, c’est

être une passerelle). Si l’opposition est caricaturale, elle n’est toutefois pas dénuée de vérité.

Or, de manière récente, les derniers pouvoirs régionaux ont plus multiplié les structures descendantes qu’essayé de composer avec un tissu associatif souvent frondeur et soucieux de son autonomie, mais qui est aussi investi et « souhaite aller de l’avant ». La multiplication des E.P.C.C a du coup eu l’effet inverse de celui recherché. Alors qu’en souhaitant « aller vite » et en justifiant ses actions par la nécessité de « mettre de l’ordre » ou de mieux « fédérer », le mouvement a automatiquement été perçu comme un désir de mettre sous cape le tissu existant. On a créé des structures au lieu de faire confiance. On a oublié en Bretagne qu’un organisme voulant « fédérer » à la va-vite six structures … se prend immédiatement six impacts, voire six balles. Joseph Martray nous rappelait qu’il lui avait fallu une quinzaine d’année avant que le C.E.L.I.B ne connaisse son apogée et que son pouvoir procédait précisément d’une approche délégataire. Aujourd’hui, enveloppée dans un pouvoir français pyramidal, la gouvernance de la région administrative « Bretagne » est de moins en moins une gouvernance bretonne. Le pouvoir en place s’éloigne de l’homme habitant. S’il existe des reliquats (par exemple le maintien des pays), la situation nous semble dangereuse car elle peut renforcer le fossé entre le pouvoir politique et la société civile.

III. De l’homme habitant et de l’économie

Le concept de « citoyenneté économique » a été évoqué de façon  variée par différents chercheurs, avec une opposition entre des approches libérales (le citoyen levier ultime de l’économie) et d’autres plus « collectives » (le citoyen acteur pour construire un modèle économique alternatif). La dimension de l’homme habitant recompose l’ensemble, précisément car un territoire nous uni. L’option permet tout simplement de changer le terrain de jeu et de contrer une approche bicéphale. Quel est alors le scénario d’une économie du territoire développée par l’homme habitant ? Comment la mettre en place ?

Pour lors, en simplifiant ici à l’extrême (car des chevauchements existent) cinq modalités de fonctionnement économique concernent la Bretagne.

1 – La présence des grands groupes internationaux ou nationaux (Orange, PSA, Lucent…), peu ancrés régionalement, avec des sièges sociaux externes, souvent parisiens. On constate dans ces entreprises une lente érosion de l’emploi ou des fermetures soudaines (STM Microélectronics). Si les « paysans ouvriers » ont existé à PSA (ce qui signifie une accroche de la base au territoire), ces groupes n’envisagent plus leur présence en Bretagne comme une valeur ajoutée. Certes, le fort niveau éducatif et la présence de grandes écoles suscitent encore quelques implantations. De même, pour échapper à la crise actuelle du centralisme, certains grands groupes implantés en France songent à « régionaliser » quelque peu leur pratique. Toutefois, la Bretagne a perdu d’un côté ce qui faisait initialement son attractivité (les salaires des ouvriers étaient dans les années 1960 30 % moins élevés que dans la capitale). Elle n’est de l’autre que trop rarement devenu un lieu incontournable pour les industries liées aux nouvelles technologies.

2 – La présence de grands groupes régionaux avec des destins divers. Quand le groupe Yves Rocher est très dynamiques, d’autres s’effondrent (Doux, la CECAB). Ici, au moins à l’origine, l’ancrage régional a été constitutif de ces aventures industrielles souvent liées à la présence d’un capitaine d’industrie très ancré territorialement (Stalaven à Bourbriac, Tilly à Guerlesquin, Bridel à Rétiers, Le Graët à Guingamp, Roullier à Saint-Malo, Bidart à Quimperlé etc.)

3 – Les structures coopératives régionales (la SICA, la Coopérative de Broons, la Cooperl, la CANA, la Coopérative du Gouëssant, la CECAB…) qui expriment un ancrage régional et apparaissent aujourd’hui fragiles car la plupart sont liées aux activités agroalimentaires. Dans ces structures, les luttes idéologiques ou rivalités internes ont parfois eut aussi un effet délétère et se sont exercées au-delà des intérêts bretons.

4 – Le tissu plus dense des PME-PMI et TPE qui est une originalité bretonne, avec souvent des patrons forts enracinés et un lien dans l’ensemble structurel avec le marché local. Dans la plupart des cas, quand bien même le rôle du manager est essentiel, leur devenir est lié à une conjoncture économique plus globale (les activités du bâtiment par exemple) qui les englobe et parfois les dépasse. Mais l’on trouve aussi de véritables bijoux (notamment dans les TIC) avec alors des risques de rachat et du coup l’érosion des pouvoirs de décision bretons.

5 – Enfin, n’oublions pas tout le registre de l’économie de redistribution (services à la personne par exemple) et de l’économie informelle étant donné qu’elle occupe une place grandissante. Si cette économie de la débrouille est difficile à cerner et par définition « incalculable », son essor est pluriel et spectaculaire (échanges de services, des braderies, des activités de jardinage, du co-voiturage, de l’hébergement à domicile en remplacement des hôtels, du troc…). Si ces activités plus ou moins licites sont très liées à Internet, elles sont malgré tout de plus en plus ancrées territorialement et basées sur la proximité en raison de la hausse du prix de l’énergie (leboncoin.fr etc.).

Selon nous, ces cinq secteurs économiques connaissent des évolutions inversement proportionnels à leur classement. Le 1 (grands groupes) chute et le 2, malgré de brillantes exceptions (Roullier par exemple) est en difficulté. Le 3, très lié aux activités agroalimentaires est aussi en souffrance. Reste le 4, parfois lié aux activités précédentes en déclin et le 5 qui, par la contrainte, progresse.

Ouf ! Relatée récemment par les patrons bretons, la situation est pour le moins morose. Que vient faire le concept d’homme habitant dans l’économie ?

Et si, à l’inverse, son rôle était majeur ? Selon nous, il illustre précisément une autre stratégie délaissant l’économie des flux pour en advenir à une économie des stocks. Dans notre pays, l’homme habitant est celui qui doit être à tous les niveaux obsédé par la création de valeurs territoriales. L’homme habitant est planétaire. Il peut par ses achats préférer les produits plus « tendance » que « nuisance » (exploitation des enfants etc.). L’homme habitant est aussi européen et français ce qui peut mener à la présence d’un consumérisme patriotique. Ici, l’homme habitant est enfin et surtout breton ce qui devrait le conduire à orienter ses actions vers la valorisation des lieux et donc des produits issus du pays ; notamment ceux qui, d’une certaine façon, le valorise. Actuellement, l’équation est souvent inverse (l’économie fait fonctionner les gens, leur permet de vivre, « redistribue »). L’idée est ici aux antipodes. C’est à leurs niveaux -et par les actions qu’ils souhaitent- aux Bretons de créer l’économie et les territoires désirés. Comprenons-nous bien. L’entité en interne de demain ne sera plus le PIB mais une forme de PEB (Produit en Bretagne). Si nous voulons nous en sortir, il faut créer des richesses, des produits d’exception valorisant le milieu géographique et la société. Le maintien des pouvoirs de décision bretons est en ce sens fondamental pour créer ici des richesses capitalisées et permettre de vivre et travailler au pays. D’ores et déjà, de multiples entreprises excellent dans la valorisation du territoire ou évoluent vers le « zéro déchet ». La valorisation d’une forme d’économie circulaire et vertueuse (elle part du territoire pour le valoriser) est un atout pour l’export car elle permet de créer des produits d’exception (qualité, traçabilité, valorisation environnementale etc.).

IV – Homme habitant et sociétés

Si c’est bien l’économie -et non comme l’affirme encore certains le politique !- qui permet la redistribution des richesses et l’action sociale, le concept d’homme habitant dépasse largement le rapport entre le citoyen et l’Etat.

Dans ce dernier cas, c’est en effet le contrôle qui domine, « la société de défiance »13. Le couple citoyen-Etat est en France est un des plus pernicieux car il est l’uniforme masquant dans sa parade les échelons successifs de l’intermédiation sociale. En somme, le binôme « citoyen-Etat », en occultant les strates intermédiaires, mènent rapidement à l’éloignement voire à l’opposition entre l’individu et une structure. Il conduit à l’établissement d’un espace aride entre l’homme et une administration. Mais l’homme est singulier. L’administration indivisible.

D’un côté, la France « une et indivisible » clame « la liberté, l’égalité et la fraternité » ; magnifique devise si ce n’est qu’elle est ici incessamment utilisée pour contrer les expérimentations régionales ou locales (« vous allez créer de l’inégalité ! ») et conforter ainsi les privilèges les plus éhontés. En France, 63 % des plus riches vivent à Paris et ont vu leurs revenus augmenter de 40 % en 4 ans14.

De l’autre, le concept d’homme-habitant invite au contraire à une vie collective, variée, courant de l’individu à la planète, précisément car la coquille de l’homme escargot s’enroule de sa maison au monde. La redécouverte à toutes les échelles des solidarités territoriales est donc une entrée qui correspond aux identités de l’homme habitant. En raison de la « crise » économique –en réalité une fantastique mutation- l’échelle locale est cruciale pour associer les dynamiques productives et de solidarités. L’épargne solidaire, les partenariats publics-privés, les mécanismes d’entraide pour les plus démunis progressent, tout particulièrement en Bretagne, non pas pour des raisons idéologiques mais parce qu’il n’y a plus le choix. Ces mécanismes étaient parfois perçus « de haut ». Mais, en raison de l’essor fulgurant et de la pauvreté, on s’aperçoit que ces formes de valeurs sont moins « indispensables » (toujours le regard condescendant) qu’un réel moteur économique permettant d’agir différemment.

A l’échelle régionale, la Bretagne se singularise aussi par des mouvements coopératifs, associatifs et de solidarités supérieurs et ce maintien statistique (cf. les indicateurs du tableau sur la solidarité sociale)  doit aussi être perçu comme un indicateur de performance économique. Or, dans une France appliquant partout les mêmes barèmes, la probité d’ensemble des Bretons et le fait qu’ils trichent moins sur les impôts, pour faire marcher les assurances ou autres (elle est par exemple la seule région avec l’Alsace ou la sécurité sociale est bénéficiaire) finit par la desservir. Une forme de contrat civique régional très précis et défini au plan juridique ou fiscal pourrait être créée pour récompenser au lieu comme aujourd’hui de pénaliser les régions les plus honnêtes.

Enfin, rappelons que ces mesures justes ne doivent bien sûr pas limiter les mouvements de péréquation aux échelles nationales et internationales. Une autre spécificité des Bretons est qu’ils sont en tête en valeur relative pour le nombre d’associations de solidarité internationale (environ 1200 sur les cinq départements). Suite à une lourde étude, Bretagne Prospective a essayé de marier cette originalité à « l’économie » pour ne plus considérer la solidarité comme une « aide » mais en faire un levier pour avancer différemment. Les pays scandinaves notamment ont depuis longtemps activé le dispositif. Toutefois, malgré les promesses fermes et à l’unanimité des élus suite à notre étude, le projet a semble-t-il pour des raisons de pouvoirs été sans plus de justificatifs enterré notamment par l’Agence Economique de Bretagne. On a ainsi perdu au moins 10 ans alors que le potentiel régional était objectivement fantastique avec l’idée d’une approche étoffée pour lier les dynamiques économiques et de solidarité.

V- Homme habitant et environnement : l’homme du « milieu »

Le terme d’environnement, qui est un autre pilier du modèle et que l’on a bien sûr repris du rapport Bruntland, est loin d’être dénué d’ambiguïté.

En effet, l’environnement est ce qui environne, sous-tendu l’homme. Il vient du préfixe grec en (dans) et du latin virare (virer, tourner), provenant du grec gyros, cercle, autour. On le trouve donc en vieux français dès 1265 dans le sens de circuit, contours. Le mot provient du verbe environner, qui signifie l’action d’entourer (d’où les mots environs, alentours…)

Il s’agit donc d’une approche très anthropocentrique qui perçoit presque notre peau comme une séparation avec quelque chose qui serait externe. L’homme est au centre. Et l’environnement est ailleurs, aux alentours.

Or, cette dénomination nous semble fausse et préjudiciable. Elle est fausse car l’individu -ou … l’homme habitant- interagit bien sûr avec l’atmosphère (l’air que l’on respire), la lithosphère et l’hydrosphère, le corps étant par exemple surtout constitué d’eau. Elle est surtout nocive car du coup l’on entrevoit dame nature comme un pan extérieure à l’activité humaine. Cet élément explique la présence dans les lois, schémas ou documents de planification (loi Littoral, D.T.A, P.L.U , SCOT…) d’appellations pour le moins critiquables, évoquant ici des « espaces naturels », là des « conservatoires » du littoral (faut-il mettre la nature en conserve ?), des « aires protégées » ou des « zones de protections spéciales ». Partout domine l’obsession de la « préservation » de l’environnement (vision défensive).

Comme l’environnement un univers étranger à l’existence, assurer sa protection revient à le mettre sous cloche. Avec cette vision, l’homme est en reprenant le titre d’un ouvrage d’Henri Troyat « étranger sur la terre ». Cette vision défensive limite toute possibilité de co-construction avec l’espace « naturel ».

Une approche prospective conduit non plus à parler d’environnement mais de milieu géographique. Ce terme, chéri par beaucoup de géographes (par exemple P. Demangeot) est beaucoup plus neutre. Le milieu n’instaure pas de hiérarchie. Chaque homme est certes au milieu des autres mais aussi dans le milieu. L’approche transcende la notion d’environnement. Elle conduit l’homme habitant, qui est dans le milieu, à considérer ce dernier comme son meilleur allié. Le propos peut paraître théorique. Toutefois, les actuelles visions de multiples écologistes nous semblent dangereuses car oublient le rôle bénéfique que peut nouer l’individu avec son territoire. Alors qu’en 1830, on compte 1 million d’hectares de landes totalement infertile, les actions de l’école de Jules Rieffel à Grandjouan ont indiscutablement favorisé une meilleure interaction bénéfique à tous. Aujourd’hui d’ailleurs, on introduit souvent des animaux ou des hommes dans des espaces naturels qui, lorsqu’ils sont laissés à eux-mêmes, sont aussi menacés par l’intrusion d’autres espèces invasives. Tout est donc une question d’équilibre, d’un dosage complexe. Mais passons de « la préservation de l’environnement » à la valorisation des milieux. Cette dernière considère que l’écologie et l’économie sont deux alliés et les deux termes ont la même racine (oikos). L’affirmation de d’homme habitant le conduit à épouser la nature géographique comme un partenaire. Cette perception impose bien sûr une culture plurielle, variée et une forte connaissance de son territoire pour promouvoir sur le temps long les aménités et potentiels disponibles dans les espaces de proximité.

VI – Homme habitant et territoires

Bretagne Prospective a été un des premiers organismes à étayer le processus impératif de « reterritorialisation ». C’était déjà la pierre angulaire et le message essentiel de notre livre Blanc de … 2008. La situation actuelle et l’affaissement de la machine France nous conforte dans cette nécessité impérative, plus que jamais « de se prendre en charge » (Le Livre Blanc de la Bretagne, 2008) en renouant avec une économie plus endogène.

Depuis, la situation s’est accélérée, que ce soit pour l’ampleur des impacts écologiques, le niveau d’endettement, le processus de déliquescence de l’Etat centraliste, le décrochage économique…

Si l’on propose de remettre aujourd’hui la pensée de Le Lannou à l’ordre du jour, c’est qu’elle est « passée » et prospective. Elle est doublement passée / passé car ses chroniques dans Le Monde furent diffusées, lues et omises. Elles étaient « prospectives » car l’auteur, de façon atypique quoique incomplète, dénonçait en avance le « déménagement des territoires »15 et l’impact écologique de nos activités. Les « trente glorieuses » étaient aussi les « trente bétonneuses » (F. de Beaulieu). L’auteur envisageait surtout la terre comme le terreau des développements futurs. L’analyse sur la Bretagne confirme ses exigences, avec en plus la nécessité d’une terre « pour produire des richesses »16. L’homme habitant sera un homme produisant. D’une façon ou d’une autre, il s’inscrira dans un projet collectif d’une Bretagne belle, prospère, solidaire et ouverte sur le monde. C’est désormais l’appartenance déterminant l’attache à un territoire, plus que l’idéologie, qui nourrit le projet collectif. Dans un contexte écologique tendu, le propos est loin d’être neutre. Le territoire précède l’action. « C’est la matière qui pense ». « La terre est remplie de langage ». Ces vers de la poétesse québécoise Madeleine Gagnon annonce globalement ce que peut être une autre doctrine. Elle n’est plus de droite ou de gauche, issue d’une idéologie mais bel et bien d’une « contrainte ». Perçue de manière négative, cette dernière peut-être aussi « positive », comme l’a démontré dans sa thèse Jean-Pierre Marchand, car elle conduit l’homme à se tordre pour adapter ses actes aux contraintes du milieu. Au-delà du contrat social rousseauiste, c’est bel et bien une forme de « contrat spatial » qui, en transcendant les visions libérales ou collectivistes, doit nous guider. On parle de politique des territoires. Quand parlera-t-on des territoires de la politique ?

Si cette transcendance des dualités peut paraître théorique, elle transcende les visions libérales ou collectivistes en renouvelant totalement les concepts, par exemple ceux concernant « l’appropriation » de l’homme habitant. Cette dernière doit notamment envisager les dimensions de « tiers espace » (J. Rémy, J. Viard, E. Soja, M. Vanier…), de « tiers lieux » (R. Oldenburg, P. Genoux), de « tiers paysages » (J. Clément) ou plus récemment de « tiers de confiance » ou de « tiers confiance » (A. Glon) sont particulièrement intéressantes. Malgré la diversité de leur appellation et des concepts, elles conduisent peu ou prou une dynamique de la réappropriation, à se dégager d’une opposition frontale opposant public et privé, espace « urbain » et espace « agricole » (ou « naturel »), collectivités et individus. A un moment où l’appareil d’Etat semble tellement loin -voire sur certains sujets à des années lumières- des préoccupations des entreprises ou des individus, des projets concrets liés à l’aménagement du sol et créateurs de bénéfices sont une échappatoire pour fonctionner différemment. D’ores et déjà, des coopératives d’énergie citoyennes, des dynamiques de reterritorialisation de l’épargne, le mouvement des cigales etc. se multiplient et en ouvrant des brèches créent ces tiers espaces. Le projet de territoire déclenche le politique et la structure ad hoc capable de le porter. On est bien à l’inverse ce ces pyramides obsolètes et de ces appareils qui en France sont si dépassées, si procédurières et surtout si loin des sols … et de l’homme habitant qu’ils en arrivent parfois à contrer les projets plutôt qu’à les promouvoir.

En conclusion, c’est bien une nouvelle façon d’avancer qu’il faut initier. Faire de la prospective, c’est aider au portage des projets. La dualité Etat-Citoyen, incarnée en France par l’appareil indivisible et ses multiples mentors qui s’accrochent aujourd’hui à leur pouvoir centraliste, va selon nous être balayée par cette gigantesque lame de fonds qui est impérative pour s’en sortir. A la limite, tant que ces pouvoirs avaient de l’argent, ils tenaient en laisse les initiatives par leurs financements, leurs « visions », confortaient le carcan qui les faisaient surtout vivre et leur donnait « le » pouvoir. Aujourd’hui, cette pyramide s’effondre en raison précisément de son incapacité à comprendre les lieux et les hommes. Le centralisme est plus que jamais dépassé. Son effondrement ouvre les boulevards de la liberté. Aux Bretons de s’y engouffrer pour renouer avec les dynamiques de solidarité et de production. Le projet visant à créer une Bretagne belle, prospère, solidaire et ouverte sur le monde est plus que jamais d’actualité.