S’il y avait une ville bretonne dont on ne s’attendait pas à ce qu’elle rejoigne tout de suite le réseau Breizh 5/5, c’est bien Donges. En effet, cette commune a été choisie pour recevoir le grand terminal pétrolier de la Zone Industrialo-portuaire de Nantes-Saint-Nazaire. Avec, dans les sillages des chantiers navals et de la sidérurgie de Trignac, une première raffinerie dès 1931 (le premier appontement date de 1929)[1] et une seconde en 1933 par la société Pechelbronn « Ouest », puis le renforcement dans les années 1950 lié au Plan Monnet[2] et dans les années 1970 lorsque l’estuaire de la Loire est choisie comme Zone Industrialo Portuaire (ZIP) et porte d’entrée énergétique de la France. Dès 1774, on note avec intérêt que le destin de cette commune semble déjà inféodé à l’externe, avec un favori du roi qui parvient à obtenir un assèchement des marais[3], rompant par exemple avec les usages de la tourbe parfois idéalisés mais qui assuraient des revenus. Bénéficiant des théories hygiénistes et aéristes de l’époque[4], l’aménagement devient surtout effectif de 1819 aux années 1830[5], avec au profit de nantis un vaste plan d’assèchement et d’artificialisation des marais[6]. Les populations eurent beau protester, voire se révolter[7], créant par là même « l’affaire des marais de Donges », rien n’y fit. Le destin du local était scellé par l’externe, avec un schéma d’artificialisation de la nature, pour le meilleur et le pire, une transformation complète des usages (fin progressive de l’usage de la tourbe, des moulins à vent)[8]. Un vieux monde disparaît.

Surtout, comme le montre le beau livre de C. et F. Tripon, ce sont bien les années d’après-guerre qui, a priori, bouleversent le destin de la commune en quelques décennies. La ville est totalement détruite par les bombardements des 24 et 25 juillet 1944. Puis, en raison de sa localisation très stratégique en rive droite de la Loire, elle redevient un des moteurs de ces nouvelles situations estuariennes parfaitement propice à l’économie mondialisée, ici à une certaine forme de gigantisme en raison de la configuration du site[9]. C’est une nouvelle fois, une forme de dépossession. L’emprise portuaire efface spatialement le site primitif du prieuré d’une ville réédifiée 3 km au nord[10]. Surtout, dans l’imagerie, Donges devient a priori une ville internationale, industrielle, une ville que certains jugeraient un peu vite hors-sol. Tant elle semble incarner ce monde en mouvement, avec un « hub » pétrolier, un ballet de tankers et supertankers en provenance ou en partance vers le monde entier. C’est la deuxième raffinerie française, commune « de l’ouest de la France », « en région Pays de la Loire » s’empresse de dire Wikipédia. Sur la version anglaise, on voit même une unique photo du terminal pétrolier et le sort de la ville est même résumé en… une seule phrase. « Donges is a commune in the Loire-Atlantique departement in western France ». L’Ouest… tout est balayé. L’externe a gagné. Et la Bretagne dans tout cela ?

Et bien justement. Tout d’abord, on rappellera que Donges est la voisine de Montoir-de-Bretagne. Et si l’on veut élargir, située à 17 km au Sud de Sainte-Reine-de-Bretagne, à 27 km au Sud-ouest de Fay-de-Bretagne. Sans parler de Nantes, elle est donc placée, repérée aux regards de lieux qualifiés de bretons. De même, si l’emprise de la raffinerie est importante (350 hectares) et créatrice d’emplois (650 en direct, 400 intervenants)[11], cette dernière occupe moins de 6 %  de la surface communale, 5,8 %  exactement. Résumer Donges à sa raffinerie serait donc trompeur et l’on peut regretter que la page de Wikipédia ne donne qu’une image portuaire de la commune (3 photos sur 4 concernent le port pétrolier, la dernière est consacrée à la Chapelle de Bonne-Nouvelle). D’ailleurs, le site de la ville donne avec raison une tonalité différente et bien plus riche, valorise la diversité interne du territoire, l’importance du tissu associatif, multiplie les élans pour prouver que 94 % de sa surface n’est pas pétrolière[12]. Avec un paysage qui fut et reste bien plus bocager qu’en Brière. Donges est aussi une commune de 8000 habitants (elle en comptait moins de 3000 en 1944) avec une croissance de 20 % en 10 ans (7961 habitants en 2017), des activités bien plus variées qu’on ne l’évoque. Et la pluralité de ces dernières a bien été mise en valeur par Dylan Deshayes dans son site Wiker (ex Dev Du), précisément pour montrer que tout ne se passe pas à Nantes, précisément pour montrer que Donges n’est pas que pétrole.

La ville, tout d’abord, est forte d‘une histoire pleinement bretonne, avec une situation stratégique cruciale en amont du resserrement ou « coude » de la Loire  (presqu’en face, c’est Paimboeuf), une ville qui fut libérée des Vikings par Alain Barbetorte, futur duc de Bretagne et qui devint une Vicomté fort importante dont le périmètre intégrait jusqu’au XIIe siècle Saint-Nazaire[13], dans les faits toute la Basse-Loire et, selon les époques, de douze à dix-sept paroisses. Cette commune fut un des jalons des marches de Bretagne (Donges viendrait de Donjon, avec un édifice construit vers  900, un château rasé en 1187)[14] et a une toponymie très marquée puisque l’ancienne frontière linguistique passait à l’est et qu’il en reste de multiples strates, avec des Trélagot, Tréveneuc, Kerdavid, Maca -champ en ancien breton-, Glazic, Gaverly autrefois Gavrellic, etc.), avec aussi des traces et clés de compréhension importantes en gallo (Grée notamment pour les « collines »)[15]. Mais c’est surtout la Bretagne, la redécouverte de l’identité communale et profonde qui s’invite pour une image plus équilibrée et non seulement industrielle, avec d’assez nombreux fest-deiz ou fest-noz (le dernier mentionné par le site Tamm-Kreiz date du 22 septembre 2019), des airs de musique bretonne et celte pour le dernier Téléthon du 24 novembre 2019, les activités plurielles et notamment orientées natures de la médiathèque Jules Verne (expo botanique, ateliers nature), de multiples actions communales pour renforcer l’économie territorialisée (de 31 à 48  % de produits locaux dans les cantines, etc.)[16], la redécouverte du bocage[17]. Dès 1981, c’est bien l’association Bretagne Vivante qui acquiert Le Domaine de Bois-Joubert, au nord-ouest de la commune, et cette surface complexe compte pour 55 hectares ; la partie agricole étant en lait bio à partir de vaches de race Pie noir de Bretagne ; un verger conservatoire de 120 espèces de pommiers à cidre n’ayant reçu aucun traitement chimique depuis 20 ans, etc. En raison de la qualité des espaces naturels et du patrimoine historique (le patrimoine mégalithique notamment), Randobreizh propose trois circuits sur Donges (le circuit de Revin de 9,24 km, le Coin Carré de 3,92 km à l’est de la ville et celui des marais de Maca (11,58 km) juste en frontière du parc de la Brière. Aujourd’hui, la redécouverte des espaces naturels s’oppose à une vision qui fut, comme l’a montré parfaitement Alain Gacillé, tour à tour idéalisée (la prospérité du pays de tourbe) puis dévalorisée[18]. On constate aussi l’essor de l’offre de loisir et sportive, notamment car la commune dispose d’espaces naturels et touristiques. On assiste donc ici aussi à un vaste mouvement de réappropriation pour plus d’écologie, auquel participent la valorisation du patrimoine, l’identité, la redécouverte de la culture. Et l’on peut noter par exemple l’essor des parcours touristiques et VTT tel le road trip de 51 kilomètres pour les cyclistes aguerris, qui court le long du… Sillon de Bretagne entre Sautron et Donges. Décidément. On n’échappe pas aux lieux. Faut-il en rajouter ? En tout cas Donges a fait son choix. Peut-être qu’en 2020 l’Etat admettra enfin que quelqu’un qui habite Montoir-de-Bretagne et passe devant les panneaux Breizh 5/5 de Donges… car il a un rendez-vous à Nantes place de Bretagne près du château des ducs de Bretagne… est en Bretagne. L’exemple de Donges est important pour l’avenir de la Bretagne. C’est un petit pas de plus. Quand Paris va-t-il enfin admettre l’évidence bretonne de la Loire-Atlantique ?

Jean 0llivro, Bretagne Prospective

 

[1] Vigarié (A.). Transports et aménagement. La naissance d’un port en pays industriel : Montoir de Bretagne. Revue Géographique de l’Est. Tome 29, n°3-4, 1989, p. 273-285. Dans le détail, le premier accostage d’un tanker date toutefois de 1919.
[2] Le trafic pétrolier passe de 600 000 t en 1950 à … 1,4 million en 1952 avec un port fonctionnant à cette époque sur 36 ha et utilisant 100 % de sa capacité de l’époque. Pavard-Charaud (A.-M.). Le développement de Donges. Centre pétrolier de la Basse-Loire. In: Annales de Géographie, t. 62, n°332, 1953. p. 259-270 (en ligne).
[3] Il s’agit de Pierre- Augustin Camille Debray, négociant à Rouen et chargé à Paris de la direction des Mines Royales du Quercy, qui obtient de Louis XVI en 1774 une concession de desséchement. Il crée l’éponyme « Compagnie de Bray », comme un faux nez, pour mieux s’approprier les terres avec quelques autres bénéficiaires majeurs. Dans le traité d’assèchement du 7 décembre 1776, la moitié des terres sont attribuées au Sieur de Bray pour son « œuvre » d’assèchement. Suite à la contestation des Briérons, des communes et des Etats de Bretagne, les travaux sont provisoirement interrompus en 1782. Sur ce sujet voir la page personnelle et très détaillée de Yves Moyon (Chronique Briéronne, XVIIe et XVIIIe siècles) (en ligne).
[4] A noter que M. L’Estourbeillon, seigneur de Boisjoubert et la Savinais, présente dès 1770 un rapport pour davantage assécher les marais. Membre de l’Union Régionaliste Bretonne, le marquis de l’Estourbeillon se prononcera d’ailleurs aussi pour l’assèchement.
[5] Dans les faits, la compagnie de Bray voit le 2 juillet 1817 la confirmation par le roi Louis XVIII de l’autorisation d’assécher les marais de Donges, avec des travaux qui reprennent en 1819 et pour l’essentiel s’achèvent le 10 juin 1825. Même si la délimitation exacte des lots, entraînant d’autres procès, se poursuivra jusqu’aux années 1830, voire au plan juridique jusqu’en 1850 et même dans les années 1870, avec un aménagement et des espaces ou usages bouleversés. Gallicé (A.). La Grande Brière Mottière du XIXe siècle à la mise en place du Parc naturel régional, Les cahiers du Pays de Guérande n° 54, numéro spécial, 2011, p. 7-65 et 80-103. A noter qu’on trouve sur Gallica en ligne le Plan des Marais de Donges desséchés / par la Compagnie de Bray. Déposé au tribunal de 1ère instance de Nantes. Par les experts nommés par le jugement du 30 Avril 1830. On trouve des procès et oppositions tardives pour échapper aux aménagements, dont celle de « Dame et Sieur Fitremann » maîtres de trois parcelles qu’ils veulent conserver en pâturage, mais ils sont une nouvelle fois déboutés (ordonnance n°8431 du 11 juillet 1833). Voir aussi Charaud (A.-M.). L’habitat et la structure agraire de la Grande Brière et des marais de Donges. Annales de Géographie, t. 57, n°306, 1948. pp. 119-130.
[6] Voir par exemple les illustrations spectaculaires du livre de Christelle et Fabrice Tripon. Donges. Mémoire en images, éd. Sutton, 2005
[7] Une première émeute « armée » semble avoir lieu en 1782 et semble susciter l’arrêt des travaux qui avaient commencé moins d’un an (avril 1775) après l’autorisation de Louis XVI. On a aussi de multiples contestations des communes défendant les « intérêts des petites gens ». Des conflits se poursuivent jusqu’aux années 1870. Voir sur ce sujet les différents travaux d’Alain Gallicé. Par exemple Les inventions de la Grande Brière Mottière et de la « légende noire » briéronne (années 1770-années 1820) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 123-4, 2016, 163-184.
[8] A noter par exemple, comme sur toute la rive droite de la Loire, l’importance des moulins à vent à l’Ancien Régime et jusqu’au XIXe siècle, au nombre de 7 sur Donges, ce qui s’explique par les micro-reliefs souvent occupés classiquement par des pâturages ou gagneries (importance encore aujourd’hui des « grée » en opposition aux espaces de marais). Durand-Vaugaron (L.). Les moulins à vent de Bretagne, Annales de Bretagne, tome LXXIV, n°2, 1967.
[9] A noter dans le détail l’évolution d’un trafic initialement charbonnier (c’était un simple dépôt jusqu’à la fin de la première guerre mondiale) vers le tout pétrole. Sur ce sujet voir Pavard-Charaud (A.-M.). Le développement de Donges. Centre pétrolier de la Basse-Loire. In: Annales de Géographie, t. 62, n°332, 1953. p. 259-270 (en ligne).
[10] Guillotel (H.). Les origines du bourg de Donges : Une étape de la redistribution des pouvoirs ecclésiastiques et laïques aux XIe- XIIe siècles. Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest. Tome 84, numéro 1, 1977. p. 541-552.
[11] Ce point est essentiel. La commune compte encore 64 % de petits paysans en 1911. Or, on n’en dénombre plus que 37 % en 1946. A savoir que l’implantation pétrolière a créé des emplois directs sur la commune. Ainsi en 1950, sur 928 personnes employées à la raffinerie, 464 habitent Donges. On évoque donc souvent les migrations ou déplacement des célèbres « Briérons » sur Saint-Nazaire. Ici, c’est une minorité puisque, si l’on croise les sources, seuls 504 Dongeois travaillent alors (1950) dans le secteur secondaire, ce qui signifie au maximum 40 emplois sur Saint-Nazaire. Pavard-Charaud (A.-M.). Le développement de Donges. Centre pétrolier de la Basse-Loire. Annales de Géographie, t. 62, n°332, 1953. p. 259-270 (en ligne).
[12] Voir notamment, sur le site de la ville, les différents numéros en ligne du magazine  municipal qui évoquent beaucoup plus (voir quasiment uniquement) l’activité interne de la commune.
[13] Blandin (G.), Scuvée (F.). La vicomté de Donges, éd. Des Paludiers, 1980, 93 p.
[14] Notamment car le Vicomte de Savary avait engendré des dégâts sur l’abbaye de Redon et des volontés d’indépendance, fut alors corrigé par Conan III qui fit raser le château. Sur ces affaires, voir par exemple Guényveau (J. de). Les seigneuries du pays de Saint-Nazaire, Bulletin de l’Union Régionaliste Bretonne, Congrès de Saint-Nazaire 31 août-4 septembre 1932, imp. Provinciale, Rennes, 1933, 110 p (p.32-40).
[15] A noter aussi des toponymes en gallo notamment celui de « Grée » (colline) très présent aujourd’hui puisque huit rues portent ce toponyme (La Grée, Grée de la Chaussée de Nyo, Grée Dabin, Grée Vignaux, etc.)
[16] Donges. Magazine d’infos municipales, juillet-août 2018, n°17, 20 p (p.5).
[17] Voir à ce sujet l’article d’Anne-Marie Charaud comparant et parfois opposant les paysages très différents de Donges à ceux de la Brière. Charaud (A.-M.). L’habitat et la structure agraire de la Grande Brière et des marais de Donges. In: Annales de Géographie, t. 57, n°306, 1948. pp. 119-130.
[18] Dans les faits, Donges est évidemment plutôt « aux pieds » du Sillon de Bretagne.