« Il faut arrêter de bâtir des politiques sur des intuitions économiques qui semblent aller de soi mais qui ne sont jamais démontrées. » En démontant les thèses de Laurent Davezies sur la surproductivité de l’Ile-de-France ou des métropoles, Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti mettent les politiques en garde : la promesse économique liée à la création des métropoles n’est pas avérée, il peut même y avoir des ratés majeurs.

Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti n’ont rien contre Laurent Davezies. L’économiste de Poitiers et le sociologue de Toulouse reconnaissent à l’économiste de Paris qu’il est « LA » référence de l’économie territoriale et le théoricien de la métropolisation de l’économie qui inspire énormément le législateur, avec des intuitions passionnantes.


Mais, depuis quelques années, Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti se disent également que la démonstration de Davezies n’est étayée par aucune vérification empirique et que, ses hypothèses se révélant de plus en plus fausses, il va entraîner les politiques dans quelques loupés magistraux. Du coup, lorsque, en septembre, Laurent Davezies publie la synthèse de ses réflexions (« La nouvelle question territoriale », septembre 2014, avec Thierry Pech), ils se décident enfin à sortir du bois et à déboulonner un peu la statue du commandeur. Une première version de leur travail vient d’être mise en ligne (« La métropolisation, horizon indépassable de la croissance économique ? ») et ça décape.

La surproductivité de l’Ile-de-France ? Une analyse qui ne tient pas la route

« Pour Laurent Davezies, la croissance économique passe par les métropoles, explique Olivier Bouba-Olga, chercheur et professeur à l’université de Poitiers. L’Ile-de-France est, par excellence, pour lui, le territoire de la création de la richesse, il ne faut surtout pas la brider mais l’encourager. Il est dans la lignée de l’école américaine qui a théorisé les «villes globales» comme les moteurs de la croissance.
Le problème est que cela ne tient pas la route ! Bien sûr, quelques villes globales, quelques métropoles qui marchent bien, mais rien ne permet de généraliser. Mais la surproductivité des métropoles, des villes globales, celle de l’Ile-de-France par exemple n’existe pas.
D’abord, Laurent Davezies prend comme instrument de mesure le PIB par habitant qui ne peut être considéré comme un indicateur de productivité. Surtout en ce qui concerne l’Ile-de-France car c’est un territoire avec un taux de retraités bien plus faible qu’ailleurs. Le PIB par habitant est donc mécaniquement plus fort que partout ailleurs. De 60% environ. Sauf que cela ne veut rien dire.
Pour être plus précis il faudrait envisager le PIB par emploi, qui est plus difficile à calculer mais qui a, lui, un sens économique. Et là, sur la base des données Insee, on constate que l’écart entre le PIB par emploi de l’Ile-de-France et le reste du territoire n’est plus que de 30%. Deux fois moins !
Mais il ne faut pas s’arrêter là. Un économiste doit aussi prendre en considération qu’il y a de très forts effets de spécialisation en Ile-de-France. C’est bien sûr lié à l’histoire économique du pays, mais certaines activités ne peuvent être qu’en Ile-de-France et à Paris. Si l’on neutralise les effets de spécialisation, on réduit encore l’écart avec les autres territoires : il n’est plus que de 20% ».

Enorme « effet Piketty » des rémunérations sur la productivité

La neutralisation de ces effets de spécialisation réduit donc à peu de choses la surproductivité supposée de l’Ile-de-France. Mais les 20% d’écart restants ne signifient en aucun cas dire que ce territoire est plus « intelligent » que les autres. Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti introduisent ce que l’on peut appeler un « effet Piketty » qui relativise encore l’écart. Pour eux, la manière dont est ventilée la valeur ajoutée entre les régions françaises porte en effet à confusion économique.
« Sa répartition se fait sur la base des masses salariales, continue Olivier Bouba-Olga, et il existe donc une distorsion liée au fait qu’en Ile de France se concentrent les cadres des banques, des assurances, de la finance et les état majors des grands groupes. On peut bien sûr prétendre qu’ils sont bien mieux rémunérés que les autres parce qu’ils sont plus productifs que les autres, mais tout le monde sait que c’est faux.
Mais cela veut surtout dire que, Laurent Davezies ou d’autres, ne constatent pas des écarts de productivité mais des écarts de rémunération, ce qui n’a rien à voir ! Nous sommes en train de travailler sur cet effet Piketty. Mais je prends un premier exemple : l’Insee montre que 25% des postes sont concentrés en Ile-de-France. Mais si l’on affine en fonction des tranches de revenu, on s’aperçoit que l’Ile-de-France avec 25% des postes français concentre 50% des postes de la plus haute tranche, celle à plus de 50.000 euros par an. Et si l’on affine en encore plus, on va voir que 60% à 70% des postes les plus rémunérés des banques et assurances ainsi que 70% des postes de cadres des états-majors des grandes entreprises sont en Ile-de-France ».
Traduction : avec la méthode traditionnelle de ventilation de la valeur ajoutée en fonction des masses salariales, on fait apparaître une surproductivité de l’Ile de France qui n’est en fait que le constat d’une surrémunération. Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti sont en train de travailler sir la question mais ni l’un ni l’autre ne seraient surpris que l’ « on arrive même à mettre en évidence une sous productivité de l’Ile de France. Mais, ajoute Olivier Bouba-Olga, ce ne serait pas grave car ce n’est pas forcément un problème ».

Des intuitions économiques jamais démontrées

Il n’y a en effet nulle remise en cause de la nécessité de mettre en place des systèmes de gouvernance des métropoles dans les travaux des deux économistes/sociologues. Il n’y a pour eux aucun problème à de militer pour des métropoles fortes, a condition de ne pas être dupe d’une fausse promesse économique. Pour eux il faut regarder la réalité et sortir du schéma de territoires en compétition qu’induisent les travaux de Laurent Davezies comme, surtout, les utilisations politiques qui en sont faites. « Le phénomène essentiel de l’économie territoriale, c’est l’interdépendance des territoires, continue Olivier Bouba-Olga. Le problème de Davezies et de beaucoup d’autres est de monter trop vite en généralité en expliquant que l’économie productive est les métropoles et l’économie résidentielle dans les territoires non métropolitains. C’est faux. Il existe des territoires non métropolitains très forts sur l’économie productive et des métropoles qui ne tournent pas bien. Il ne faut pas se tromper de sujet. Il existe une véritable problématique sur l’organisation institutionnelle de la France et des métropoles, mais il faut en finir avec le préjugé entretenu sur la croissance. Il pourrait très bien se traduire en termes d’allocations des fonds publics en une réorientation vers les métropoles. Il y a peu de différences de productivité entre les territoires, et je ne suis même pas sûr qu’il soit très futé de donner plus à ceux qui ont déjà beaucoup tant le gain marginal risque d’être faible. Il faut arrêter de bâtir des politiques sur des intuitions économiques qui semblent aller de soi mais qui ne sont jamais démontrées ».

Jean-Pierre Gonguet
Article publié dans « La Tribune »