Article publié sur France Tv Info par Anne Brigaudeau


L’automatisation accélérée des tâches et des métiers va bouleverser notre quotidien. Pour avoir une idée de ce que nous réserve le futur, francetv info a rencontré Charles-Edouard Bouée, auteur de « Confucius et les automates ».

Trois millions d’emplois vont être supprimés en France d’ici à 2025 à cause des robots. Telle est la prédiction de Roland Berger Strategy Consultants, une société internationale de conseil stratégique.

Faut-il s’inquiéter de ce chômage à venir, dû aux progrès technologiques ? Ou réfléchir déjà à quoi ressemblera la société à ce moment-là ? Pour y répondre, Francetv info a rencontré Charles-Edouard Bouée, PDG de Roland Berger Strategy Consultants, auteur de Confucius et les automates (Grasset), ouvrage sur « l’avenir de l’homme dans la civilisation des machines ». Entretien avec ce consultant passionné de science-fiction, qui s’exprime à titre personnel, à partir de l’analyse des changements industriels dans les différents pays où il a vécu : l’Angleterre, la France, la Chine, les Etats-Unis et désormais l’Allemagne.

Francetv info : Pourquoi l’automatisation est-elle amenée à progresser dans les usines ?

Charles-Edouard Bouée : Aujourd’hui, les robots des usines sont de grosses machines qui sont « en cage » car elles ne savent pas interagir avec les êtres humains. Mais on va passer au concept de l’industrie 4.0, lancée à la foire d’Hanovre (Allemagne) l’an dernier : les robots vont sortir « des cages » et être mis sur des programmes qui leur permettront de communiquer entre eux. On va pouvoir concevoir des simulations d’usines avant de les construire, et donc éliminer l’imprévisible, lié aux humains.
L’usine se déshumanise, comme ce fut le cas dans le passé pour l’industrie militaire, qui est toujours un bon indicateur du futur. Quand les premiers avions de chasse à réaction, ont été créés, le problème, c’était l’humain. Ce genre d’appareil doit être très rapide. Et l’être humain qui se trouve à bord a des contraintes physiques et un temps de réponse limité à son œil et son cerveau, ce qui limite sa vitesse. Si on veut une armée efficace, l’avion de chasse doit être, du coup, sans pilote. Et ça, ça s’appelle un drone.
Si on ne croit qu’au capitalisme pur, et donc à l’efficacité absolue, l’usine doit être sans ouvriers. Ce qui n’empêche pas d’avoir des êtres humains pour superviser le tout. Mais cela représente beaucoup moins de monde, d’où la disparition d’emplois.
Tout ne sera pas cependant négatif dans cette évolution. Il pourra, en revanche, y avoir des relocalisations. Les usines de demain seront plus proches du consommateur : avec l’imprimante 3D et les nouvelles technologies, il sera possible construire des produits pratiquement dans les villes. La France va se réindustrialiser d’usines vides d’ouvriers, mais il restera des superviseurs qualifiés, des opérateurs.

Quelles seront les conséquences de cette automatisation généralisée sur la société ?

Une société de loisirs va émerger, avec de nouveaux métiers comme gourou, promeneur de chien, joueur ou ami virtuel… Ce sera un monde où il faudra bien remplir ses journées. On rétribuera donc les « oisifs sympathiques », pour qu’ils soient heureux. Cela existe déjà, d’une certaine façon. Des gens sont aujourd’hui payés pour jouer à des jeux vidéo, car de plus en plus de personnes aiment les regarder jouer sur internet. Il y a ainsi des nouveaux métiers qui apparaissent.

Selon certaines théories américaines, ce système va créer de l’abondance. On n’aura pas besoin de travailler beaucoup parce que tout sera gratuit. On vivra donc dans une société de l’abondance. On peut aussi imaginer que si l’on arrive à affranchir l’être humain de la production et qu’il a moins besoin de travailler sans que cela l’empêche de subvenir à ses besoins, il pourra aider son prochain, faire du caritatif. Du coup, le monde sera meilleur.
Je juge cette théorie trop utopique. Si le système n’est piloté ni par des sages, ni par des gouvernements, s’il n’y a pas d’autre rôle à jouer pour la plupart des particuliers que celui d' »oisif sympathique », il y aura un problème socialo-économique majeur.

Est-ce que prédisez la fin du travail ?

Avec les machines, le travail douloureux et difficile va être être éliminé, pour le bien-être de l’homme. Les nouveaux appareils vont, eux, s’occuper des tâches répétitives, qu’elles soient manuelles ou intellectuelles. C’est ça, la nouveauté. On peut juger que c’est mal, mais on peut aussi se dire qu’un travail répétitif, ce n’est pas forcément ce qui remplit la vie d’un humain. Reste la question : qu’est-ce qu’on va faire avec sept milliards de personnes ? Qu’est-ce qu’on va faire avec les jeunes ? Comment va s’effectuer la redistribution ? Par l’impôt négatif [sorte de revenu de base] ? Dans l’abondance, il va bien falloir redistribuer la richesse. Il va falloir que les ultra-riches acceptent cette redistribution, sinon on se dirige vers des troubles sociaux majeurs.

Qui conservera un emploi dans ce cadre-là ?

Tout le monde est dans le collimateur car c’est une révolution industrielle multidimensionnelle. Environ vingt technologies parallèles sont en train d’apparaître : le prix du solaire s’effondre, les nanotechnologies vont être capables de vous soigner, l’intelligence artificielle se développe, la durée de la vie s’accroît, l’imprimante 3D, la surveillance électronique… Tout cela va considérablement bouleverser notre quotidien.

Quels sont les Etats les mieux préparés à cette révolution industrielle ?

Ce sont moins les Etats que les grands groupes qui sont les mieux préparés. Internet a créé un 7e continent, dominé par les sociétés américaines Google, Apple, Facebook, Amazon (Gafa) et les chinoises Baidu, Alibaba et Tencent (BAT).
Et dans ce monde, les règles sont différentes. Les gros acteurs y ont pris une part dominante, mais ni les gouvernements, ni salariés, ni même les citoyens n’y ont trouvé leur place. Le vrai enjeu de demain, c’est ce continent. Qui va le contrôler ? Quelles vont être les règles de jeu ? C’est lui qui va déterminer la question du chômage de masse ou pas.

Va-t-on assister à un bras de fer entre les Etats et ces grandes sociétés qui règnent sur le web ?

Oui, un ou des Etats vont chercher à reprendre le contrôle. On parle de démanteler Google, à l’image de ce qui a été fait pour les opérateurs télécoms aux Etats-Unis. Ce n’est pas encore fait, mais qu’un hebdomadaire comme The Economist en parle, ça commence à faire réfléchir les gens.